L'Hégémonie Culturelle & concepts Gramsciens

Introduction

Contrairement aux dictatures, une démocratie libérale, telle celle dans laquelle nous vivons,  gouverne moins par la force que ce que nous pouvons penser.  Bien que l’on puisse encore voir la répression à l’œuvre contre les personnes ou les groupes qui menacent l’ordre établi, si le système actuel tient si bien en place, c’est surtout parce que la population consent à cet ordre des choses, voire y participe, grâce aux divers processus de participation dits démocratiques.

Comment un système qui ne semble profiter qu’aux élites peut-il être accepté et encouragé par à peu près tout le monde, notamment ceux et celles qu’il dépouille? Tenter de faire le tour de cette question pourrait remplir plusieurs livres. Ce que nous voudrions proposer avec ce texte, sans avoir la prétention d’êtres exhaustifs, est de pouvoir présenter certains concepts qui nous semblent importants et intéressants afin de nourrir le débat autour de la culture, tant au sens large de celle-ci, tant en présentant ses spécificités militantes, historiques, politiques, etc.

Pour commencer nous allons présenter une importante figure du marxisme italien, qui s’est penché sur la question de la relation entre culture et pouvoir politique : Antonio Gramsci.

Gramsci à 30 ans en 1920.

Antonio Gramsci est né le 22 janvier 1891 dans le village d’Ales, province de Cagliari en Sardaigne. Antonio, dit “Nino”. Il était le quatrième de sept enfants et a toujours eu des problèmes de santé dès son plus jeune âge.

En novembre 1911 Gramsci intègre l’université de Turin pour suivre des cours à la faculté des Lettres. C’est surtout grâce aux écoles et à son frère Gennaro qu’il commence à entrer en contact avec les premières lectures socialistes, et c’est ainsi qu’il intégrera la section jeunesse du Parti Socialiste Italien (PSI)  en 1913.

En 1916 il s'associe avec d’autres camarades pour le lancement d’un nouveau journal “L’Ordine Nuovo”, ou “ordre nouveau” dans les colonnes duquel il expose la nécessité de fournir aux ouvriers une éducation politique et culturelle, de réorganiser la société italienne sur les bases d’une nouvelle culture socialiste.  

Les “ordinovistes” ainsi que toute l’aile gauche du PS italien, dont le représentant le plus en vue était Amedeo Bordiga, formulent et expriment la nécessité de rompre avec les pratiques réformistes de l’aile droite du PSI, ce qui amène ces militants à se réunir le 21 janvier 1921 dans la ville de Livourne où ils fondèrent le Parti Communiste d’Italie, (PCd’I) et dont Gramsci sera secrétaire politique depuis sa création.

Suite aux élections de mai 1924, Gramsci sera l’un des 19 députés présents sur des listes communistes à être élu. Grâce à son immunité parlementaire, il pourra rentrer en Italie et s’installer à Rome. Les deux années suivantes, il traversera l’Italie afin des rencontrer et discuter avec les militants et sympathisants, grâce auxquels les “Thèses de Lyon” verront le jour.

Ces thèses constituent l’essai d’italianisation des expériences soviétiques de l’époque. Dans ces thèses, largement soutenues par l’internationale communiste, Gramsci propose une “bolschevisation” du PCd’I tout en gardant certains aspects spécifiques à la société italienne de l’époque. Il insiste notamment sur la nécessité de l’alliance entre ouvriers et paysans dont il parlera plus en profondeur dans son essai, devenu un classique depuis,  la “question méridionale”.

Le 8 novembre 1926, en dépit de leur immunité parlementaire, tous les députés socialistes et communistes, dont Gramsci, sont arrêtés et incarcérés. Ils seront tous condamnés pour conspiration, instigation à la guerre civile, apologie du crime et incitation à la haine de classe. Lors du procès contre Gramsci, le procureur fasciste déclara : “Nous devons empêcher à ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans ”. Ainsi le Tribunal spécial pour la sécurité de l’État, créé expressément pour l’occasion par le régime fasciste naissant, condamna Gramsci à 20 ans, 5 mois et 4 jours de réclusion.

Il sera transféré de prison en prison pendant ses premières années d'incarcération, mais c’est à l’établissement pénitentiaire pour malades de Turi, dans les Pouilles au Sud de l’Italie qu’il commencera à rédiger, à partir de février 1929, ses désormais célèbres “Cahiers de prison”.

Le premier des “Cahiers de prison” écrit par Gramsci à partir de 1929.

C’est dans ces cahiers qu’il pourra approfondir certains concepts déjà avancés dans les thèses de Lyon, tels que : “l’hégémonie culturelle”, le “bloque historique” et la figure de “ l'intellectuel organique”.

Bien qu’il ait obtenu le droit à une mise en liberté conditionnelle en 1934, Gramsci sera libéré seulement le 25 avril 1937 et il mourra d’une hémorragie, dans une clinique romaine, le 27 avril 1937.  

L’Hégémonie culturelle

Gramsci avance l’hypothèse que si le pouvoir bourgeois tient en place, malgré les soulèvements et les révoltes ouvrières, c’est parce que la classe bourgeoise domine “culturellement” la société, essentiellement grâce à son hégémonie, soit l’emprise sur les représentations culturelles de la masse des travailleur-euse-s. Hégémonie signifie “domination sans partage”: l’hégémonie culturelle, c’est la domination idéologique d’une classe par une autre.

Cette domination se perpétue grâce aux institutions scolaires, comme les écoles obligatoires et les universités,  grâce aux institutions médiatiques, tels qu’internet, la télévision et les journaux ou les institutions artistiques comme le cinéma, le théâtre ou l’art. Il y a un grand nombre de centres de production de la culture dominante que nous fréquentons quotidiennement et que, sans que nous nous en rendions compte, forgent et composent notre acceptation de la vie au quotidien. Autant de foyers culturels propageant des représentations qui conquièrent peu à peu les esprits et permettent d’obtenir le consentement du plus grand nombre.

En somme, la classe dominante impose à la société toute entière ses normes, valeurs et représentations culturelles. C’est grâce à cela que les dominés adhèrent à la vision du monde des dominants et la considèrent comme “allant de soi”, car aucune autre vision du monde “alternative”, aucun autre système de représentations ne s’oppose à elle.

En effet, Gramsci fait la différence entre la “société civile”, composée des écoles, des médias, d’artistes et d’intellectuels et la “société politique”, composée de l’armée, de la police et des tribunaux judiciaires etc. Dans les sociétés démocratiques, c’est la société civile qui organise la domination culturelle, c’est donc en son sein que la bataille doit être menée.

Concrètement, pour atteindre le pouvoir et renverser l’ordre établi il faudrait distiller ses idées, faire émerger ses points de vue, susciter l’avènement de nouveaux cadres de référence pour contrer les bases de la société traditionnelle afin de s’assurer d’une hégémonie culturelle avant et dans le but de prendre le pouvoir.

Pour clarifier encore plus ce concept voici certains exemples, concrets et actuels, d’idées reçues issues de l’hégémonie culturelle bourgeoise:

  • Les étranger-ère-s volent notre travail (FAUX)
  • Le capitalisme, malgré ses problèmes, est le seul système qui tienne      (FAUX)
  • La liberté, c’est la liberté du marché et d’entreprendre (FAUX)
  • La propriété privé est sacrée (FAUX)
  • Les marchés économiques s’auto-régulent très bien seuls (FAUX)
  • La compétition généralisée est saine (FAUX)
  • L’accomplissement individuel est le plus haut stade du bonheur humain (FAUX)

La figure de “l’Intellectuel organique”

Si l’on suit Gramsci, il faut d’abord distiller les idées progressistes, travailler aux marges et dans les interstices, réaliser un travail de « termite » pour ronger progressivement toutes les bases de la société capitaliste traditionnelle. L’objectif est celui de combattre les intellectuels de la classe dominante.  Il faut pour ce faire percer dans les médias de masse, envahir le langage courant, ou encore imposer ses thèmes et ses concepts dans le débat universitaire et public.

Cette  tâche, Gramsci la confiait aux intellectuels au sens large, qu’il définissait comme ceux et celles qui manipulent des idées, du moins ceux et celles qui sont organiquement liés aux travailleur-euse-s.

Dans n'importe quel travail physique, même le plus mécanique et le plus dégradé, il existe un minimum d'activité intellectuelle [...]. C'est pourquoi, pourrait-on dire, tous les hommes sont des intellectuels, mais tous les hommes ne remplissent pas dans la société la fonction d'intellectuel.”  (Gramsci, 1975, p. 1516 (C3, p. 312))

Cet auteur marxiste ne définissait pas les intellectuels uniquement et spécifiquement à travers leur fonction sociale, c’est à dire la production d’idées et des concepts, mais aussi et surtout par rapport au rôle qu’ils jouent au sein de la société civile. Donc chaque intellectuel, consciemment ou inconsciemment, occupe un rôle de direction technique et/ou politique au sein d’un groupe donné, peu importe que le groupe soit dominé ou dominant.

Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique” (Gramsci, 1975, p. 1513 (C3, p. 309))

Le concept du “Bloc historique”

Ce concept est l’un de plus connus dans l’œuvre politique du penseur italien. Cependant, dans la majorité des cas où il a pu être utilisé, ce terme revenait à désigner de manière presque banale, des alliances de classes, comme ça a pu être le cas dans les textes de propagande et des communiqués du parti communiste italien après la fin de la deuxième guerre mondiale.

Cependant le bloc historique est bien plus qu’une alliance, il s’agirait : “ d’ une nouvelle articulation de l’économique, du politique et de l’idéologique[...] ” (Panagiotis, 2014) .

Ainsi dans la lutte pour l’hégémonie : “ Il s’agit de démanteler un bloc historico-politique et d’en constituer un nouveau, de façon à pouvoir transformer les rapports de production.” (Texier, 1968)

Rapports de production” est un terme utilisé par Marx qui désigne l’organisation des relations entre êtres humains dans la mise en œuvre des forces productives. Il s’agit de l’organisation sociale de la production et des fruits du travail.

" Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuel. [N.d.r c’est à dire qu’il est hégémonique] [...] “ (Karl Marx (1859), 1972)

Finalement le concept de bloc historique est bien plus qu’une tactique politique temporaire, comme l’alliance de classe pour s’emparer du pouvoir, c’est surtout une méthode ou une tentative de repenser une stratégie révolutionnaire dans une période de transition.

Lutter pour conquérir l’hégémonie signifie lutter pour former un nouveau bloc historique.
C’est la raison pour laquelle le concept de bloc historique est aujourd’hui plus pertinent que jamais pour les discussions au sein de la gauche. Les raisons en sont d’abord politiques et sont liées aux dynamiques de la conjoncture. Le retrait durable de la gauche, qui est le résultat combiné du triomphe du néolibéralisme et de l’effondrement du « socialisme réellement existant » a, sur le long terme, fait apparaître les questions de stratégie comme des enjeux secondaires. Ce qui semblait nécessaire, c’était l’unité autour des luttes immédiates et des mouvements de résistance.
Les discussions stratégiques étaient soit laissées aux élaborations théoriques soit renvoyées à des jours meilleurs. Même après le renouveau des mouvements contestataires de masse suite à Seattle en 1999, le renouveau des questions stratégiques dont parlait Daniel Bensaïd en 2006 n’a pas encore produit d’orientations stratégiques précises.” (Panagiotis, 2014)

BIBLIOGRAPHIE

Première photo : http://www.internationalgramscisociety.org)Brunschvicg X., (2017).

Deuxième photo: (Source photo : http://www.internationalgramscisociety.org)

Ligue Gramscienne Internationaliste [Blog] Consulté le 15.12.2018 : http://ligue.gramscienne.over-blog.fr/2017/04/antonio-gramsci-mener-la-bataille-culturelle-pour-gagner-la-bataille-politique.html

Gramsci A., (1930). Quaderni del carcere. Turin : Einaudi, édition établie par Valentino Gerratana, 1975.

Marx K., (1859). Contribution à la critique de l'économie politique. Paris : Éditions sociales, 1972.

Panagiotis S., (2014). Gramsci et la stratégie de la gauche contemporaine : le bloc historique comme concept stratégique. Revue Période, 29 septembre 2014. Consulté le 15.12.2018 : http://revueperiode.net/gramsci-et-la-strategie-de-la-gauche-contemporaine-le-bloc-historique-comme-concept-strategique

Texier J., (1968).  “Gramsci, théoricien des superstructures” in La Pensée, n°139. Juin 1968.

LIENS POUR APPROFONDIR LA LECTURE

https://www.agirparlaculture.be/index.php/theorie-de-la-culture/4-lhegemonie-culturelle-selon-gramsci

http://revueperiode.net/hegemonie-praxis-traduction-entretien-sur-gramsci-avec-fabio-frosini/

https://www.revue-ballast.fr/repenser-le-socialisme-avec-gramsci/?pdf=574

http://classiques.uqac.ca/classiques/gramsci_antonio/gramsci.html (Œuvres de Gramsci dans le domaine public, à télécharger gratuitement)